DANEMARK - L’intégration européenne

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Danemark: 1992-1993, les Danois sur le devant de la scène

La bombe éclata le mardi 2 juin 1992. Par 1 652 999 voix contre 1 606 730 et avec 17,1 p. 100 d’abstentions, le Danemark venait de rejeter le traité de Maastricht. Le lendemain, il fallut expliquer aux foules ébahies les causes d’un phénomène que les experts n’avaient pas su prévoir (on évoqua Hamlet et Andersen pour faire crédible) et tenter d’évaluer l’étendue des dégâts. On nageait en pleine confusion. L’année des Danois venait de commencer.

Les origines d’un malentendu

Comment en était-on arrivé là? Si l’on met de côté quelques explications peu concluantes sur le conservatisme féminin, encore que 57 p. 100 des femmes aient voté contre le traité, ou les fantasmes germanophobes qui existent mais qui ne datent pas d’hier, il semble que trois types de motivations puissent être envisagés — dont deux sont particuliers au Danemark: l’historique des relations de ce pays avec la Communauté, l’identité culturelle danoise et, enfin, mais il s’agit là d’un sentiment partagé dans tous les autres États membres, une exaspération de moins en moins contenue à l’égard des agissements jugés irresponsables des membres de la Commission de Bruxelles.

À cause de l’étroitesse des liens économiques que le Danemark entretenait alors avec le Royaume-Uni, la démarche d’adhésion des deux pays à la Communauté européenne fut comparable. Après la tentative avortée du début des années soixante, le Danemark franchit le pas nettement, mais sans enthousiasme, en 1972 lors d’un référendum qui vit 63 p. 100 de “oui” contre 37 p. 100 de “non” et 10 p. 100 d’abstentions. Avec le temps, les passions se calmèrent, le Danemark tira des avantages non négligeables de la nouvelle situation et, lors du référendum de 1986 sur l’adoption de l’Acte unique sur le grand marché européen, avec des abstentions culminant à 25 p. 100, il y eut 56 p. 100 de oui contre 44 p. 100 de non.

Après la signature du traité de Maastricht, le hasard voulut que les Danois fussent les premiers à se prononcer sur la ratification de celui-ci après le vote positif du Folketing (130 voix contre 25). Comme le patronat, les syndicats et la majorité de la classe politique y étaient favorables — à commencer par le Premier ministre Poul Schlüter —, l’issue semblait évidente, ce qui n’empêcha pas le gouvernement de se lancer dans une campagne d’information qui, en fin de compte, suscita un double mouvement contradictoire dont il fut la victime: certains, sûrs du résultat, ne se déplacèrent pas tandis que le zèle envahissant (“L’Europe ou le chaos!”) des partisans du traité, dont le ministre des Affaires étrangères Uffe Ellemann-Jensen, réveillait les vieux réflexes isolationnistes juste à un moment où les Danois s’interrogeaient sur leur spécificité, comme en témoigne le succès remporté alors en librairie par une monumentale Dansk Identitets Historie . Pour de multiples raisons allant de la préservation d’un système social sécuritaire (mais coûteux!) au rabâchage de vieux slogans gauchistes, en passant par une fonction publique nombreuse assez imperméable aux impératifs économiques, il y a toujours eu au Danemark des gens jaloux de leur indépendance, prêts à s’opposer à l’invasion des Méridionaux et résolus à empêcher que leur mode de vie écologique et douillet (revenu par habitant le plus élevé de la Communauté) et leur identité soient engloutis dans le melting-pot communautaire. L’intéressant est qu’ils avaient réussi à regrouper suffisamment d’électeurs, notamment chez les sociaux-démocrates dont les deux tiers votèrent contre le traité, pour enrayer le processus de l’intégration européenne.

Pour expliquer cette évolution, il convient d’abord de noter que l’enjeu du traité était davantage d’ordre politique que lors des consultations précédentes, puisqu’il remettait en cause certains aspects de la souveraineté nationale. La récession économique, ensuite, aux atteintes de laquelle le Danemark n’échappait pas, incita sûrement ceux qui se sentaient les plus menacés ou les déçus de Bruxelles comme les agriculteurs ou les pêcheurs à franchir le pas. Les certitudes arrogantes de Jacques Delors et des “eurocrates” bruxellois ne plaidaient certes pas en faveur d’une marche vers le fédéralisme, mais étaient-elles de nature à susciter un tel rejet? Le résultat des consultations dans les autres pays montra que non. Il faut ajouter, car rien n’interdit au citoyen de voter avec ses rêves, deux facteurs dont la nature, mêlant le fantasmatique au réel, contenait assez de force émotionnelle pour entraîner chez certains un passage à l’acte. Le premier, c’est que le référendum eut lieu quelques semaines après que l’on eut célébré le quarantième anniversaire de la fondation du Conseil nordique, ravivant ainsi le souvenir nostalgique d’une tentative avortée, mais qui avait la préférence sentimentale des Danois, bien que remettant en cause, d’une manière paradoxale, l’entrée présumée prochaine de leurs voisins dans la Communauté! Le second est lié à la chute du Mur de Berlin et à l’indépendance des pays Baltes dans la mesure où l’appel de nouveaux marchés vers l’Est se mêlait aux réminiscences confuses d’une époque lointaine où la puissance danoise se faisait sentir sur l’ensemble de la Baltique. Toujours est-il que, le 3 juin au matin, la construction européenne était d’autant plus en panne que, contenant des amendements au traité de Rome, le texte de Maastricht ne pouvait entrer en vigueur que s’il était ratifié par la totalité des membres de la Communauté! À Bruxelles et à Copenhague, on se mit donc immédiatement au travail pour recoller les morceaux, et le 4, à Oslo, les ministres européens des Affaires étrangères décidèrent que l’on irait de l’avant tout en laissant au Danemark la possibilité de se racheter.

Intermède patriotique autour d’un ballon rond

Le mois ne s’était pas achevé que l’on apprit que les Danois faisaient encore des leurs dans un autre domaine. Invitée de dernière minute au Championnat d’Europe de football à la suite de l’exclusion d’une Yougoslavie démembrée, l’équipe nationale avait été vouée par les experts au rôle de figurante sympathique. Connaissant le génie des Danois pour ne rien faire comme tout le monde, les “scandinavisants” étaient un peu plus réservés, d’autant plus que, depuis quelques années, le Danemark était devenu un interlocuteur respecté dans le monde du ballon rond. Sous l’impulsion d’Allan Simonsen, un grand joueur revenu au pays, et d’un entraîneur allemand, Sep Piontek, son talent avait éclaté en France à l’occasion du Championnat d’Europe de 1984, mais, comme ce sera encore le cas lors de la Coupe du monde de 1986, l’équipe avait joué de malchance et n’avait pas été récompensée eu égard à la qualité du spectacle qu’elle avait offert à ses joyeux supporters qui tressaient une fête en rouge et blanc autour des terrains. Puis les joueurs s’étaient dispersés et l’on avait moins entendu parler de l’équipe du Danemark.

Arrachés à leurs vacances par le successeur de Piontek, Richard Møller-Nielsen, les “mercenaires” danois commencèrent par confirmer leur réputation d’équipe à poisse en ratant d’un rien une victoire contre l’Angleterre et un match nul contre la Suède. Mais l’enthousiasme et la manière étaient toujours là et, si l’ensemble n’avait pas le niveau de l’équipe des années 1984-1986, il comptait deux excellents éléments: Peter Schmeichel, un immense gardien de but impressionnant de sûreté, et Brian Laudrup, le meilleur joueur de la compétition qui, par son art du dribble et sa maîtrise du ballon, permettait à son équipe d’imposer son système de jeu en déséquilibrant la défense adverse. Le déclic eut lieu contre les Français, qui prirent une leçon de football et d’engagement physique. Le Danemark était en demi-finale, victime toute désignée pour les Pays-Bas, tenants du titre. Au terme d’un match dramatique, il triompha dans l’épreuve des tirs au but grâce à un arrêt phénoménal de Schmeichel. Le Danemark, c’était cocasse, allait donc jouer la finale contre l’Allemagne, mais c’était un Danemark usé, diminué, meurtri, avec juste assez de joueurs rétablis pour remplir une feuille de match. Pourtant, le 26 juin, dans le stade de Göteborg, tout se passa comme dans un conte d’Andersen. Comme par magie, l’équipe se débarrassa de la déveine qu’elle traînait depuis des années sur tous les terrains du monde. Au bout de 20 minutes, John Jensen envoyait un boulet dans la cage des Allemands, dont la réaction fut terrible. Durant une heure, ils vinrent buter sur une défense en perdition mais galvanisée par un Schmeichel omniprésent jusqu’à ce que Kim Vilfort ait assez de forces pour marquer le second but. Ce fut du délire. “Ainsi le miracle avait eu lieu. Un petit pays devenait champion d’Europe, et c’était le Danemark, le Danemark!” (P. Høyer Hansen). La nuit d’été passa encore plus vite que d’habitude et, le lendemain, ils étaient cent cinquante mille à fêter leurs héros sur la Rådhusplads de Copenhague. On n’avait pas vu cela depuis le 4 mai 1945.

Poul Schlüter gagne et perd

Le Danemark vécut quelque temps sur un nuage. Il fallut bien, pourtant, redescendre sur terre et penser aux effets de l’après-2 juin. Tous les responsables savaient que le résultat du référendum n’était pas capable, à lui seul, d’enrayer le processus d’intégration enclenché à Maastricht, que l’Europe pouvait se faire sans leur pays et qu’il y aurait plus à perdre qu’à gagner (l’essentiel des exportations partant vers l’Allemagne et la Communauté). Les décisions de l’Irlande, du Luxembourg et de la Grèce les confortèrent dans leur analyse. Tenant compte de critiques émises précédemment et consultant l’opposition, le gouvernement s’orienta vers une solution à l’anglaise permettant à la nation de demeurer dans l’Europe des Douze tout en échappant à certaines contraintes. L’hypothèque pesant sur l’avenir de Maastricht fut définitivement levée après le référendum français (septembre). Il publia alors un Livre blanc exposant les grandes lignes de la position danoise, et tous les partis, sauf l’extrême droite, s’accordèrent sur un compromis en fonction duquel le pays pourrait ratifier le traité (novembre): dérogations à l’égard des clauses conduisant à la monnaie unique et à une défense commune et portant sur la coopération en matière de justice et de police ainsi que sur la citoyenneté européenne. Accent mis sur la proximité des centres de décision par rapport aux citoyens et sur la transparence des travaux des institutions européennes. Il s’agissait plus, en fait, d’une lecture du traité à l’usage danois que d’une modification de celui-ci.

Restait à faire accepter ces conditions par les partenaires de la Communauté. Ce fut l’un des points de l’ordre du jour du sommet d’Édimbourg (11-12 décembre) où, grâce aux textes interprétatifs adjoints au traité, toutes les demandes danoises furent satisfaites. Le 13, les partis d’opposition, celui du Progrès excepté, approuvaient les résultats obtenus et il semblait que, les précautions ayant été prises, il y eût de fortes chances pour qu’à l’issue d’un nouveau référendum le processus d’intégration européenne puisse suivre son cours. C’était à Copenhague de prendre la présidence de la Communauté. Tout semblait aller pour le mieux dans un Danemark faisant preuve, pour une fois, de cohésion. Un mois plus tard, le 14 janvier 1993, après dix années passées au pouvoir, Poul Schlüter se jugeait obligé — ce qui témoigne d’une certaine idée que les Danois se font de la démocratie parlementaire — de remettre sa démission.

Le retour au pouvoir des sociaux-démocrates

L’affaire, qui restera sous le nom de “Tamoulgate”, était pourtant d’apparence anodine. En 1989, Poul Schlüter avait couvert son ministre de la Justice Erik Ninn-Hansen qui avait bloqué arbitrairement des dossiers de regroupement familial concernant des réfugiés tamouls (1988). Une plainte avait été déposée auprès de l’ombudsman et, accusé dans un rapport d’une commission de la Cour suprême d’avoir livré au Folketing des informations erronées et incomplètes, il en avait tiré la conclusion. Plutôt que de faire appel à son dauphin, le ministre des Finances Henning Dyremose pour le remplacer, la reine Margrethe préféra choisir un économiste social-démocrate de quarante-neuf ans, Poul Nyrup Rasmussen. À condition de poursuivre la politique financière et étrangère de l’équipe précédente et de relâcher la pression fiscale, la plus lourde de la Communauté, fût-ce au prix d’une diminution des avantages sociaux, très généreux au Danemark, il bénéficia de l’appui du Parti libéral, transfuge de l’ancienne coalition. Les sociaux-démocrates trouvaient le pays dans une situation bien meilleure que celle où ils l’avaient laissé en 1982. Si l’on excepte les îles Féroé frappées de plein fouet par la récession après les espoirs des années quatre-vingt, elle se définissait par une inflation maîtrisée, un budget contrôlé, une monnaie raffermie, une balance des paiements positive et un outil de production consolidé malgré la montée préoccupante du chômage (12 p. 100).

Le 30 mars, le Parlement adopta à une écrasante majorité (154 voix contre 16) les projets de loi sur les nouvelles conditions d’adhésion à Maastricht et fixa au 18 mai la date du référendum. La présence des sociaux-démocrates au pouvoir changeait complètement les données du problème. Cependant, les dirigeants évitèrent tout excès de triomphalisme et le Premier ministre ratissa le pays, promesse d’une baisse des impôts à la clé, pour contenir un sentiment hostile à l’Europe toujours vivace, au sein notamment de son propre parti, en agitant le spectre du gel des investissements et d’une hausse du chômage. Rameutant leurs troupes, les adversaires du traité ripostèrent en faisant miroiter un soutien des “eurosceptiques” britanniques, en réactivant les vieilles craintes et en tentant de persuader leurs compatriotes que, sous une nouvelle étiquette, on leur offrait le même breuvage. Tout cela laissait une impression de déjà entendu, peu de nature à soulever l’enthousiasme d’électeurs bien ennuyés d’avoir à trancher entre les impératifs du cœur et ceux de la raison, mais conscients de l’importance de l’enjeu.

La mobilisation fut supérieure à celle de 1992 (14,5 p. 100 d’abstentions). Comme on s’y attendait, les partisans du oui l’emportèrent nettement avec 56,8 p. 100 des voix contre 43,2 p. 100. Dépités et furieux, certains minoritaires gauchistes se livrèrent à des violences dans les rues de la capitale. À peine soulagés de ce poids, les dirigeants pensaient déjà aux épreuves d’ordre commercial et monétaire qui se profilaient sur la route de moins en moins aisée d’une construction européenne à géométrie variable. Comme promis, le Premier ministre présenta un plan de croissance économique et de création d’emplois “Nouveau cap vers des temps meilleurs”, la banque centrale baissa son taux de l’escompte, et le gouvernement en profita pour émettre un emprunt international de 250 millions d’écus. Puis le Danemark disparut des titres des gazettes. On apprit plus tard que son équipe ne s’était pas qualifiée pour la Coupe du monde de football. Cela n’intéressa plus personne.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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